Le jeune homme dans la grande ville moderne

C'est l'histoire d'un jeune homme dépressif dans le cybermonde moderne (manuscrit n°B-227). Comme disait le grand Sokrate: "Peut-être que ça paraît moderne pour les vieux, mais pour les jeunes c'est déjà ringard". Sokrate disait aussi: "Pour les gens virtuels, le monde virtuel est peut-être encore plus réel que le monde réel pour nous".
Nous regretterons toujours ce grand philosophe...

"Le jeune homme marchait à bonne allure dans la rue d'une grande et belle ville. Il entra dans un jardin public où il s'assit sur un banc au soleil. Respirant profondément l'air frais, il laissait ses pensées divaguer.

Que ferait-il ce week-end? Peut-être irait-il à la petite rivière qui serpente devant la maison de ses parents. Il aimait bien y pêcher. Mais depuis quelques temps déjà, il attrapait nettement moins de poissons. Qui en était responsable? Son talent ou sa concentration étaient certainement hors de cause. Peut-être la pollution? Il avait commencé à admettre que les thèses écologistes avaient un fond de vrai, bien que par le passé il les eût longtemps considérées comme des fumisteries. Après tout, il y avait aussi beaucoup moins de lapins et d'écureuils dans le jardin de la maison familiale que dans les souvenirs de son enfance. Et la température était étonnamment douce pour un mois de février. Peut-être était-ce pour cette raison qu'il avait choisi, un peu au hasard, de travailler à la station d'épuration pour arrondir ses fins de mois d'étudiant.

En effet, il étudiait l'informatique. D'ailleurs, il dormait au campus universitaire. Il n'en avait pas toujours été ainsi. A son arrivée dans la ville, celle-ci était en pleine construction. Les dirigeants de l'époque - toujours au pouvoir - voulaient en faire une ville grandiose. Il avait été enthousiasmé par le projet (et par les salaires attractifs). Il avait travaillé sur presque tous les chantiers de la ville, il n'y avait pas un bâtiment où il n'eût pas posé quelques briques. Par exemple, il avait passé beaucoup de temps au splendide complexe bibliothécaire dont il pouvait apercevoir le toit depuis le banc où il était assis. Même s'il n'y était pas retourné souvent depuis son inauguration, il était très fier de son travail. A présent, la ville était achevée. Un peu désoeuvré, il s'était inscrit à l'université. Il avait dépensé tout son argent dans les fêtes étudiantes - généralement bien arrosées - sans pour autant se faire de véritable ami. L'informatique l'intéressait. Cependant, en y réfléchissant, il ne trouvait pas cela spécialement amusant, et n'avait guère envie d'en faire son métier plus tard.

Que faisaient les jeunes aujourd'hui? Certains se lançaient avec fougue dans la vie politique, mais ce domaine ne l'avait jamais attiré. De toute façon, il se pensait incapable de s'investir à ce point dans une profession. Beaucoup partaient au combat dans des Provinces lointaines, et revenaient joyeux avec plein d'histoires extraordinaires à raconter. Il les soupçonnait d'embellir systématiquement ces histoires pour frimer devant les filles. Les champs de batailles n'était sûrement pas aussi exaltants que ce qu'ils disaient.
D'ailleurs, peut-être embellissaient-ils ces histoires tout à fait involontairement. Il avait un peu réfléchi sur la mémoire humaine, un sujet qui l'intéressait. Et il en avait conclu qu'elle avait pour unique fonction de se fabriquer un passé joyeux, pour faire croire qu'on avait été heureux, qu'on avait eu une vie bien remplie. Il accusait donc l'humanité de mythomanie aggravée, lui compris. Peut-être n'y avait-il pas tant de lapins que ça dans le jardin de son enfance.

Il se leva pour marcher un peu à l'ombre des arbres. Puis il décida de rentrer au campus. Peut-être pourrait-il rentrer dans les ordres, comme plusieurs de ses connaissances qui avaient l'air heureuses ainsi? Il ne put réprimer un sourire lorsqu'il se rendit compte qu'il envisageait une carrirèe religieuse sans qu'il n'eût la moindre foi en un Dieu, ni en rien d'autre d'ailleurs. Après tout, l'informatique ouvrait d'assez nombreuses perspectives... Il passait devant le grand complexe ferroviaire, renommé dans le cybermonde entier - malgré des tarifs assez antipathiques. Il n'avait jamais pris le train, et à vrai dire n'était jamais sorti de la Province. En y pensant, il se disait qu'il avait un peu peur de rencontrer des étrangers - déjà qu'il n'était pas très à l'aise avec ses compatriotes...

Il avait passé l'entrée du campus. Il n'aimait pas beaucoup cet endroit: un peu sinistre en hiver, et surpeuplé dès qu'il faisait beau. En ce moment, de nombreux couples et groupes d'amis s'étendaient sur les pelouses. Il n'avait jamais eu de relation sérieuse avec une fille, en tout cas pas en étant sobre. Cela aussi l'attristait un peu. "Pourtant, je suis sympa et plutôt marrant" se disait-il. Dans le couloir menant à sa chambre, personne ne prêtait attention à lui. Entré dans sa chambre, il ranima l'ordinateur qui était en veille depuis le matin et lança internet. Il jouait à un jeu de rôle multijoueurs dans un univers persistant. Il inventait de toutes pièces la vie de son personnage. Celui-ci était un explorateur qui parcourait le monde en
quête d'aventures. Il avait une épouse, un médecin qui s'occupait de lui et avec qui il passait du bon temps. Son explorateur était une forte tête du cybermonde virtuel, très apprécié de ses camarades. Comme l'apprenti informaticien avait effectivement le sens de l'humour, il faisait jouer son explorateur à un jeu de rôle sur internet du même genre et, avec un brin d'ironie, le personnage de son explorateur était un informaticien un peu paumé."